Alain-René Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, 1715 - Extrait

Modifié par Lucieniobey

Ce passage se situe après que Gil Blas a été contraint de rejoindre une bande de voleurs. Il raconte comment il est félicité à tort pour son « butin » ridicule volé à un moine. Ce moment souligne l'humour du roman et le caractère absurde des aventures de Gil Blas, tout en révélant les mœurs corrompues de ses compagnons voleurs.

Je remontai sur ma bête et regagnai promptement le bois, où les voleurs m’attendaient avec impatience, pour me féliciter de ma victoire. À peine me donnèrent-ils le temps de descendre de cheval, tant ils s’empressaient de m’embrasser. « Courage, Gil Blas, me dit Rolando, tu viens de faire des merveilles. J’ai eu les yeux attachés sur toi pendant ton expédition. J’ai observé ta contenance. Je te prédis que tu deviendras un excellent voleur de grand chemin. » Le lieutenant et les autres applaudirent à la prédiction, et m’assurèrent que je ne pouvais manquer de l’accomplir quelque jour. Je les remerciai de la haute idée qu’ils avaient de moi, et leur promis de faire tous mes efforts pour la soutenir.

Après qu’ils m’eurent d’autant plus loué que je méritais moins de l’être, il leur prit envie d’examiner le butin dont je revenais chargé. « Voyons, dirent-ils, voyons ce qu’il y a dans la bourse du religieux. Elle doit être bien garnie, continua l’un d’eux, car ces bons pères ne voyagent pas en pèlerins. » Le capitaine délia la bourse, l’ouvrit, et en tira deux ou trois poignées de petites médailles de cuivre, entremêlées d’Agnus Dei, avec quelques scapulaires. À la vue d’un larcin si nouveau, tous les voleurs éclatèrent en ris immodérés. « Vive Dieu ! s’écria le lieutenant, nous avons bien de l’obligation à Gil Blas. Il vient, pour son coup d’essai, de faire un vol fort salutaire à la compagnie. » Cette plaisanterie en attira d’autres. Ces scélérats, et particulièrement celui qui avait apostasié, commencèrent à s’égayer sur la matière.

Il leur échappa mille traits qui marquaient bien le dérèglement de leurs mœurs. Moi seul, je ne riais point. Il est vrai que les railleurs m’en ôtaient l’envie en se réjouissant aussi à mes dépens. Chacun me lança son trait, et le capitaine me dit : « Ma foi, Gil Blas, je te conseille, en ami, de ne te plus jouer aux moines. Ce sont des gens trop fins et trop rusés pour toi. »

Alain-René Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, 1715

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